Chercheur,
ethnomusicologie
Chroniques de Brice Gérard pour musiquesdumonde.fr
Ayant une double formation en musique et en histoire, et après avoir rédigé une thèse de doctorat consacrée à l’histoire des savoirs sur les musiques considérées comme exotiques, il continue ses recherches sur le plan historique, tout en s’intéressant particulièrement à l’actualité des Musiques du Monde. ,
Vous retrouverez dans nos rubriques, ses éclairages, analyses, coups de cœur et chroniques : de livres, Cd, Dvd , concerts, portraits , et reportages ...
Parcours d’un passionné de Musiques : Patrick Labesse
Patrick Labesse, responsable de la Cabane du Monde au Rocher de Palmer à Cenon, ( agglomération bordelaise) et collaborateur du journal Le Monde, présente sa trajectoire professionnelle et son rapport aux musiques du monde.
Je suis arrivé aux musiques du monde à travers la salsa, dans les années 1970.
J’ai craqué pour ces musiques alors que je faisais des études de droit et que je fréquentais des soirées animées par des étudiants antillais ou africains. Parmi ces étudiants il y avait par exemple un étudiant qui jouait de la trompette et qui m’a fait découvrir la musique caribéenne. Il écoutait une émission sur France Inter, Bananas, qui passait à une heure de grande écoute.
J’ai ensuite glissé vers le reggae (que j’ai découvert à Londres à l’occasion de séjours linguistiques), j’ai moi-même joué des percussions à Clermont-Ferrand (ville très importante alors pour le reggae), dans un groupe de reggae qui tournait hors de la région, on a par exemple fait la première partie de Gilberto Gil.
Après mes études de droit, j’ai passé le concours pour être discothécaire, c’est-à-dire responsable du rayon musique dans une médiathèque. J’ai pris mon premier poste à Dieppe, où j’ai apporté avec moi ma discothèque de reggae qui était déjà importante, environ 350 disques vinyle.
Je me suis ensuite intéressé à l’Afrique, où je suis beaucoup allé, notamment l’Afrique francophone. Puis tout s’est ouvert progressivement, je me suis aussi intéressé à l’Amérique latine.
Progressivement, tout en écoutant, je me suis mis à lire, à me documenter. Quand j’étais sur mon deuxième poste de discothécaire, à Massy en banlieue parisienne, j’ai rencontré quelqu’un qui présentait le Guide du compact disc, c’était le début des CD, au début des années 1990. Il s’agissait d’un guide sélectif, tous genres confondus, avec des notes rédigées par un journaliste, ils cherchaient un collaborateur.
J’ai donc quitté la fonction publique territoriale, j’ai travaillé avec ce monsieur, il avait une revue à petit tirage, il s’intéressait aux nouvelles technologies du son et de l’image et j’étais responsable de la partie recensement des CD : j’étais en relation avec les maisons qui nous envoyaient des disques, je faisais rentrer les titres dans une base de données, je gérais une liste de journalistes spécialisés, etc.
J’ai commencé à écrire sur ces musiques dites du monde, d’abord des petites notes de deux ou trois phrases, et parmi les journalistes avec qui je collaborais, l’un travaillait au Centre d’information du rock, il éditait des ouvrages, des outils pratiques.
Ce journaliste a eu l’idée de créer une rubrique World dans une revue professionnelle pour producteurs, diffuseurs, etc., qui s’appelait Yaourt, c’était la pleine époque de la world music, donc j’en suis devenu responsable.
Dans ce milieu, votre nom circule, vous êtes sollicité, et donc j’ai collaboré à de nombreux supports. Je me souviens aussi que pendant un festival en Corse , j’ai rencontré la chef de rubrique du journal Le Monde, pour qui j’ai fait plusieurs textes, par exemple pour couvrir la fête de la musique au Sénégal.
Quand cette personne a quitté ses fonctions pendant un certain temps, je l’ai remplacée, puis j’ai collaboré avec elle après son retour.
Depuis 1995 je collabore donc avec Le Monde, pour qui j’écris toujours des piges – mais le journal n’a pas créé de poste exclusivement pour les musiques du monde, qui sont considérées comme une niche.
J’ai ouvert mon champ d’investigation, j’ai fait partie de jurys, Babel Med Music par exemple. Je continue avec certains, comme le jury de l’Académie Charles Cros (rubrique Musiques du monde).
J’étais venu à Bordeaux à différentes reprises, pour couvrir des événements, par exemple le carnaval des deux rives. Dans le cadre de l’association Musique de nuit, Patrick Duval a eu l’idée de créer des Siestes musicales (on écoute des disques et on les commente).
Il m’a sollicité plusieurs fois pour ces Siestes, puis, au moment de la création du Rocher de Palmer, il a voulu fonder un lieu de documentation pour les musiques du monde et m’a proposé d’en prendre la responsabilité.
J’ai quitté Paris, où j’avais ma vie, ma vie musicale (des concerts pratiquement tous les soirs). Je continue ici, à Bordeaux, mes activités journalistiques, mais depuis septembre 2010 je travaille quatre jours par semaine au Rocher de Palmer.
Brice Gérard et Patrick Labesse
Je voyage moins qu’avant, mais j’ai découvert une faculté de transmettre et un vrai travail de médiation culturelle (je travaille avec des associations qui gèrent des populations fragiles, par exemple des personnes handicapées).
C’est passionnant, ce qu’on peut apporter avec quelques notes de musique, quelques propos, les gens sortent de la séance avec le sourire. Par exemple récemment j’ai reçu des personnes âgées pour leur faire découvrir de la rumba congolaise, elles sont parties enchantées, elles ignoraient tout avant ce petit voyage au Congo.
Plus généralement, mon travail concerne les musiques du monde, je maîtrise dans l’ensemble, mais j’apprends tous les jours, je suis obligé de rester très humble.
J’ai donc le privilège de faire ce métier où on s’enrichit tous les jours, même à Bordeaux, où la curiosité pour les musiques d’ailleurs n’est pas très développée (contrairement au rock par exemple).
Propos recueillis par Brice Gérard en septembre 2015 au Rocher de Palmer.
La Cabane du Monde au Rocher de Palmer : http://www.lerocherdepalmer.fr/cabanedumonde/
Le nouveau disque de Ballaké Sissoko et Vincent Ségal, Musique de nuit, paru le 4 septembre 2015, est magnifique.
Le premier, né au Mali dans une famille de musiciens, joue de la kora, harpe-luth d’origine mandingue répandue en Afrique de l’Ouest. Il a par exemple intégré l’Ensemble instrumental du Mali en 1981, dès l’âge de treize ans.
Le second est violoncelliste, formé en France en conservatoire – en particulier au Conservatoire national supérieur de Lyon, mais il a rapidement abordé des styles musicaux très divers, comme la musique contemporaine ou le rock. Les deux musiciens avaient déjà enregistré un très bel album en 2009, Chamber Music.
Leur nouveau dialogue musical, qu’enrichit toujours le jeu alterné du violoncelle avec ou sans archet, est d’une très grande profondeur, qui saisit immédiatement dans l’impressionnante deuxième plage (Passa Quatro) : une introduction grave et lente y est suivie d’une partie où le jeu remarquable des accents illustre la complicité des deux musiciens – les images sobres mais obsédantes des rives d’un cours d’eau accompagnent ce titre et sont facilement accessibles en ligne.
Des changements rythmiques comparables associent sur d’autres plages des moments différents, par exemple le passage, dans le premier titre (Niandou), à une pulsation rapide et très entraînante.
Sur l’ensemble du disque, les deux instruments chantent et se répondent, mais la virtuosité et la sonorité limpide de Ballaké Sissoko permettent d’entendre particulièrement sa créativité, par exemple la souplesse rythmique de son phrasé.
Vincent Ségal peut jouer une introduction comparable à un solo de contrebasse jazz, dans un rythme libre, puis, sur la même plage, accompagner la kora en obtenant avec son archet des sonorités envoûtantes (Balazando). Tout le disque se caractérise donc par une inventivité et un art de la variation qui ressortent d’autant plus que certains titres sont construits sur des motifs ou des accompagnements répétitifs (N’kapalema), parfois enivrants ou hypnotiques (Super étoile).
Une invitée remarquable figure exceptionnellement sur la cinquième plage, la chanteuse malienne Babani Koné, dont le chant beau et profond est superbement accompagné par les deux instruments (Diabaro).
Certaines surprises pourraient être décrites plus longuement – par exemple telle invention stylistique (Prélude). Il reste que l’ensemble du disque que nous offrent aujourd’hui Ballaké Sissoko et Vincent Ségal est plus qu’un très bon album.
Son audition attentive est une expérience musicale et poétique unique, dont la valeur ne peut qu’être décuplée en des temps où domine l’essentialisme, c’est-à-dire le refus de la rencontre et du métissage.
© Brice Gérard - http://www.musiquesdumonde.fr
Le dernier disque d’ Anoushka Shankar , intitulé Home, est sorti le 10 juillet.
Pourquoi Home ?
Anoushka Shankar, née en 1981, étudie la musique classique indienne depuis l’âge de neuf ans auprès de son père Ravi Shankar et joue du sitar sur scène à partir de treize ans.
Dans les années qui suivent, avant ses vingt ans, elle grave trois disques de sitar.
Depuis les années 2000, elle expérimente elle-même la rencontre entre la musique indienne et d’autres genres, comme les musiques électroniques ou le flamenco.
En 2011, elle publie par exemple chez Deutsche Grammophon son sixième album, Traveller, extraordinaire rencontre entre la musique indienne et le flamenco. L’album Traces of You, paru deux ans plus tard, est également expérimental, à la croisée de plusieurs genres.
Anoushka Shankar vit aujourd’hui à Londres, où l’album Home a été gravé, dans le studio d’enregistrement récemment aménagé chez elle. La musicienne, accompagnée de ses fidèles amis Tanmoy Bose (tabla) et Kenji Ota (tampura), revient à la musique classique indienne, c’est-à-dire à l’improvisation dans le cadre de râga tels qu’ils lui furent enseignés par son père.
Les quatre plages du disque sont magnifiques, de dix à dix-huit minutes chacune.
La première constitue, dans un rythme libre et lent, une improvisation continue sur un râga créé par Ravi Shankar.
La seconde introduit une pulsation progressivement soumise à une accélération.
Le tabla entre à la troisième plage, pour accompagner une musique improvisée dans un cycle de sept temps.
Enfin, après une introduction sans tabla, une accélération progressive juxtapose deux cycles de douze et seize temps.
La profondeur et la complexité de cette musique peuvent certainement toucher ceux qui ne sont pas familiers de la musique indienne. Elle peut même servir d’initiation à certains de ses principes généraux, comme la structuration en cycles de temps (tâla).
Par exemple, dans la dernière plage, après une introduction libre du sitar pendant un peu plus de deux minutes, l’entrée du tabla marque clairement le premier temps d’un cycle de douze temps.
Le sitar annonce au même moment une formule mélodique qu’on entendra régulièrement (toujours avec des variantes, selon le principe fondamental de l’improvisation) et qui permet de repérer ce premier temps.
L’auditeur profane peut ainsi entendre et comprendre la richesse et la subtilité d’une improvisation mélodique et rythmique qui s’inscrit dans un cadre strict.
Ce même auditeur, curieux d’en savoir plus sur l’esprit et les règles qui président à ce type d’improvisation, pourra lire, dans le livret du disque Home, un assez long texte de Ravi Shankar écrit en 1965 (il avait 45 ans) et intitulé “An Appreciation of Indian Classical Music”. Il souligne les origines religieuses, il y a environ 2000 ans, d’une musique restée fondamentalement, jusqu’à nos jours, une voie spirituelle (en vertu de la conception selon laquelle “sound is God” : Nada Brahma). Les explications qui suivent sont très éclairantes. Il souligne par exemple de façon limpide à quel point un râga, le cœur de la musique indienne, n’est pas seulement une forme mélodique servant de support à l’improvisation, mais aussi et surtout le véhicule privilégié des sentiments ou des émotions.
Ce sont ces émotions qu’on ressent en écoutant Home. Un disque conçu et réalisé à la maison, à Londres, mais qui montre surtout comment une très grande artiste, dont les expérimentations et les innovations sont toujours impressionnantes, peut revenir, le temps d’un disque, aux principes anciens de la musique indienne : at home.
© Brice Gérard - http://www.musiquesdumonde.fr/
ANOUSHKA SHANKAR : HOME
Deutsche Grammophon - 0289 479 4785 1 CD DDD GH
Biographie
Brice Gérard, Chercheur postdoctorant, est spécialiste des rapports entre anthropologie et musique au XXe siècle.
Il a publié l’ouvrage :
Histoire de l’ethnomusicologie en France (1929-1961), Paris, L’Harmattan, 2014 ( Coup de Cœur 2015 de l’Académie Charles Cros, catégorie Musiques du Monde )
et plusieurs articles dans des revues scientifiques, par exemple : Institution et épistémologie dans l’histoire de l’ethnomusicologie en France , De l’ethnographie à l’ethnomusicologie, .......
Communications
« L’histoire telle que les archives la racontent (2) », conférence d’agrégation (musique), UFR de Musique et Musicologie, Université Paris-Sorbonne, 27 novembre 2015.
« Musiques exotiques, science et muséographie au Musée de l’Homme (1929 - 2009) », conférence au Grand Amphithéâtre du Muséum, Muséum national d’Histoire naturelle, 19 octobre 2015.
« British and French ethnomusicology in the 1930s. Institutionalization and circulation of knowledge », communication dans le colloque « Traversées et/ou maintien des frontières », organisé en commun par le British Forum for Ethnomusicology et la Société française d’ethnomusicologie, Musée du Quai Branly, 4 juillet 2015.
« L’ethnomusicologie au Musée de l’Homme. Autonomisation et spécificités épistémologiques », communication dans le séminaire « Le Muséum national d’histoire naturelle, objet d’Histoire », Centre Alexandre-Koyré / MNHN, 16 avril 2015.
Résumé dans le carnet « Muséum, objet d’Histoire » http://objethistoire.hypotheses.org/527.
« Histoire de l’ethnomusicologie et histoire de l’enregistrement sonore. Musique et construction de l’objet scientifique », Journée d’étude des jeunes chercheurs du LabEx HASTEC, École Pratique des Hautes Études, 16 avril 2015. Résumé dans le compte rendu de la journée (p. 9-10)
« Histoire de l’ethnomusicologie en France (1929-1961) », présentation de mon livre dans le cadre du séminaire « Lieux et acteurs de l’ethnologie de la France au XXe siècle : archives en question », organisé par la Direction générale des patrimoines et les Archives nationales, Ministère de la culture et de la communication, 30 mars 2015.
« L’ethnomusicologie en France : le Musée de l’Homme et le Musée des arts et traditions populaires », conférence dans le cadre du cycle de conférences « Sources, archives et histoire institutionnelle de l’ethnomusicologie de la France », IIAC-LAHIC, EHESS, 6 mars 2015.
« Histoire de l’ethnomusicologie et histoire coloniale : enjeux méthodologiques », communication dans le séminaire « Musique et Sciences Sociales », CRAL, EHESS, 17 novembre 2014.
« L’histoire telle que les archives la racontent (1) », conférence d’agrégation (musique), UFR de Musique et Musicologie, Université Paris-Sorbonne, 10 octobre 2014.
« Historiciser l’épistémologie. Le statut des notes de terrain dans l’histoire de l’ethnomusicologie », communication dans le cadre de la journée d’études « Les archives des ethnologues. Pour quoi faire ? », Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative, Nanterre, 3 octobre 2014.
« Gilbert Rouget dans l’histoire de l’ethnomusicologie », conférence dans le cadre de la journée d’hommage à Gilbert Rouget organisée par la Société des Africanistes, Musée du Quai Branly, 4 juin 2014 (autres intervenants : Bernard Lortat-Jacob, Tran Quang Haï et Madeleine Leclair).
« Anthropologie du domaine francophone au regard de l’approche des lointains », conférence dans le cadre du stage organisé par l’Université de Poitiers et le Centre d’études supérieures Musique Danse de Poitou-Charentes pour les étudiants en musiques traditionnelles, Normandoux, Tercé, 18 janvier 2013.
« Les sources de l’épistémologie. Différents documents d’archives pour écrire une histoire de l’ethnomusicologie en France », communication dans le cadre de la Journée d’études de la Société française d’ethnomusicologie, Musée du Quai Branly, 10 mars 2012.
« Les musiques dogon : archives sonores d’André Schaeffner et de Gilbert Rouget (années 1930 et 1960) », conférence au Musée du Quai Branly (dans le cadre de l’Exposition Dogon), 2 juillet 2011.
« Histoire de l’ethnomusicologie en France. Deux exemples d’ethnographie de la musique après 1945 », communication dans le séminaire « L’ethnomusicologie à l’épreuve de l’interdisciplinarité », CREM-CNRS, 12 avril 2010.
« De l’ethnographie à l’ethnomusicologie. Les notes de terrain d’André Schaeffner au début des années 1930 », communication dans le séminaire « Enjeux et pratiques de l’ethnomusicologie », CRAL, EHESS, 19 novembre 2009.